Entretien: Lina Majdalanie, metteuse en scène de 33 tours et quelques secondes
Entretien avec la metteuse en scène Lina Majdalanie sur la représentation 33 tours et quelques secondes, mise en scène par Lina Majdalanie et Rabih Mroué, inspirée par le suicide d’un jeune activiste Libanais durant le printemps arabe.
Ervina : Les lecteurs peut-être n’ont pas vu le spectacle 33 tours et quelques secondes. Pourriez-vous nous parler de l’origine de ce spectacle ? Qu’est-ce qui a provoqué sa création ?
Lina : En Septembre 2011, un jeune activiste Libanais, a mis fin à sa vie. C’était le début du printemps arabe, bien avant les grandes déceptions, l’euphorie était encore à son apogée. Ce suicide troubla et mobilisa la société libanaise tant au niveau des institutions – officielles ou non -, qu’au niveau des individus de tous âges et de tous horizons… 33 tours et quelques secondes s’inspire de cet acte tragique et de ce qui s’en est suivi comme commentaires passionnés, révélateurs de nombreuses problématiques du pays, des contradictions de la société libanaise et de son impasse politique. Cette pièce nous permet de réfléchir de biais sur les révolutions arabes, leur impact sur le Liban, sur la paralysie de ce dernier, son incapacité à réagir, à entreprendre sa propre révolution.
Ervina : Dans ce spectacle, nous sommes dans la chambre du personnage principal, Diyaa Yamout, qui s’est suicidé. Une chambre vide où son téléphone portable, son ordinateur personnel et d’autres appareils sont allumés et s’activent tout au long de la représentation. Pourquoi un choix si radical ? Pourquoi une représentation presque entièrement reconstituée et représentée à travers la projection du téléphone portable et de la page Facebook ?
Lina: Durant toute la pièce, la scène reste vide de toute présence humaine, et ne représente que la chambre du jeune homme en question, où tout continue à « vivre », à fonctionner, à vibrer, à communiquer : la télévision, le téléphone fixe et son répondeur, le téléphone portable, l’ordinateur, sa page de Facebook, son imprimante, etc. Tout un monde d’outils technologiques de communication qui n’ont pas besoin de notre présence physique réelle, et d’où nous arrivent des bribes fragmentées d’une histoire impossible à construire. Ce choix est d’abord en continuité avec nos travaux précédents, où le corps virtuose de l’acteur a été abandonné au profit d’un acteur qui ne fait que de parler, dire, raconter, lire… Et la question de l’absence/présence a souvent été au cœur de certains de nos travaux, tant dans la forme que dans le contenu. Mais, il est vrai qu’ici, on va bien plus loin, à un certain extrême. Ce choix s’est imposé à nous vu le sujet lui-même : une des choses qui nous ont marqué tout de suite quand on a su à propos du suicide de ce jeune homme et de ce qui s’en suivit, c’est tous ces remous au virtuel, ou quasi virtuel… C’est sa page Facebook qui continuait à recevoir des messages comme s’il était toujours vivant… C’est la manière dont le virtuel change le rapport au corps, tant à son propre corps, qu’au corps de l’autre, aux notions de temps et d’espace, mais aussi à la mort, à la réalité, au discours, au langage, au privé, au public. Quel bouleversement !
Ervina : Dans la conférence performée Pixelated Revolution, votre collègue, Rabih Mroué dit que le monde est submergé d’images pourquoi en ajouter d’autres ? Est-ce qu’il y a une réflexion cette fois-ci sur la richesse du contenu généré, que ce soit l’image, le texte, la vidéo sur les réseaux socio-numériques ? Quelles ont été vos réflexions sur tout ce flux interrompu de contenu provoqué par le suicide ?
Lina : Le recours souvent dans nos travaux à du matériel existant, à des événements réels et aux textes et images qu’ils ont générés, vient aussi et surtout du fait que, juste après la fin officielle des guerres civiles au Liban, l’expérience de plusieurs travaux de théâtre ou de cinéma, qui se basaient sur la fiction pure, se sont révélés être si insipides, non convaincants, et en deçà de la force de la réalité, du vécu. Non pas à cause des artistes eux-mêmes, mais quelque chose ne marchait plus avec la fiction elle-même. Le documentaire n’était pas non plus une solution. Travailler dans ces catégories, fiction ou documentaire, voire semi-documentaire, ne marchait plus. Plusieurs artistes ont compris qu’il fallait désormais embrasser les choses différemment.
Ervina : Concernant le spectacle 33 tours et quelques secondes, le processus de création a beaucoup changé…
Lina : Depuis longtemps notre processus de création a changé. On ne fait plus vraiment de répétition. (rit) On monte le spectacle les tous derniers jours. On prend des semaines, des mois à écrire le texte, préparer la mise en scène, la scénographie, etc. Puis en 2 ou 3 jours, on monte et répète. Par exemple, pour cette représentation, la création de la page Facebook, le montage de la vidéo, etc. nous ont pris des mois de travail. On a fait des essais techniques dans notre domicile. Dans toutes nos pièces, en tant qu’acteurs, nous sommes presque statiques sur scène, on joue très peu. Souvent on se contente de lire le texte. Donc, on n’a pas vraiment besoin de répétition. On ne s’intéresse plus au jeu, à la qualité du jeu, au style, au genre de jeu. On s’en fiche si on joue bien ou mal, si on est spontanés, naturels ou artificiels. On est sur scène, en tant que nous-mêmes généralement. Les répétitions les derniers jours, c’est surtout pour les dernières coordinations de timing, s’il n’y a quelque chose qui ne va pas techniquement…
Ervina : J’ai une question à propos du temps. Il y a une horloge sur scène qui montre le temps réel qui ne correspond pas au temps des publications de la page Facebook et au temps des textos reçus sur le téléphone portable, pourquoi ?
Lina : C’est lié aux différentes temporalités dans lesquelles nous vivons en même temps. On a choisi volontairement que la réception des sms s’étale sur une journée (33 heures environ), les publications sur Facebook s’étalent sur 33 jours, la cassette du répondeur du téléphone fixe est d’une durée de 30 minutes, et les reportages à la télé s’étalent sur 30 semaines ou 30 mois, comme on veut. On est restés autour du nombre 30 ou 33 car pour le titre 33 tours et quelques secondes on s’est inspiré du disque vinyle. Et toutes ces différentes temporalités sont représentées dans une pièce d’une durée d’une heure.
Ervina : Pour ce spectacle, vous dites souvent, les médiums proposent des temporalités différentes, il y a des narrations différentes. Est-ce que vous pouvez développer ce que vous entendez ?
Lina : D’abord, chacun de ces médiums au milieu desquels nous vivons vient d’une époque différente. Mais aussi, chacun a une temporalité différente. Par exemple, le répondeur du téléphone fixe est une cassette de 30 minutes. Mais en réalité, il n’y a pas nécessairement 30 minutes de message(s) à l’intérieur. Parce que, quelqu’un aujourd’hui laisse un message de 3 secondes. Demain quelqu’un d’autre laisse un message de 4 minutes, etc. Le répondeur peut ainsi contenir une année de temporalité dans son espace temporel de 30 minutes, ou juste un jour, ou exactement 30 minutes. Mais ce sont des messages brefs. Il y a rarement de longs messages. La télévision prétend transmettre des informations en temps réel mais qui se répètent toutes les 30 minutes ou toutes les heures, cela dépend de chaque chaîne. Et la question de l’actualité est très présente mais très différente de ce qu’elle était il y a quelques décennies, ou même il y a quelques années… Car la temporalité de l’actualité ne fait que se rétrécir presque au fil des jours. Et dès qu’il y a une récente nouvelle, la nouvelle précédente n’est plus nouvelle. Elle est déjà périmée. Donc, la temporalité de l’actualité est de plus en plus rapide, éphémère, mais tout en étant répétitive, retransmise deux, trois, X fois. Puis, elle est périmée, vieille, elle ne vaut plus rien. Sur Facebook, la temporalité est liée à l’actualité aussi mais à une autre forme d’actualité. C’est lié à mon actualité à moi. Elle est réactive, affective aussi. Elle est dans le personnel, dans le subjectif. Et elle ne se répète pas toutes les 30 minutes ou toutes les heures. Elle est fixée, c’est à nous de dénicher des choses anciennes. La temporalité est complètement différente de la télévision, si nous n’avons pas vu une nouvelle, on l’a ratée. C’est fini. C’est dans ce sens-là qu’il y a des temporalités très différentes : durée et répétitivité. Les narrativités aussi sont différentes : le genre de choses qu’on raconte dans chacun de ces médiums est différent. La relation de réciprocité est différente aussi : le téléphone est dans le dialogue, et la conversation peut diverger sur plusieurs sujets, ou pas ; le répondeur est souvent utilisé pour dire : je suis à tel endroit, rappelle-moi ; le dialogue est supposé, espéré à venir. Avec la télévision, pas de dialogue, et elle est centrée sur les informations. Quant à Facebook, c’est plein de choses en même temps. La manière d’écrire sur certains de ces médiums est différente, le langage, la structure de la phrase, les caractères qu’on utilise sont différents. Les formes de la narrativité sont différentes. Facebook, ce n’est pas du théâtre, ce n’est pas un dialogue mais quand même à la fin, c’est un peu comme un dialogue de théâtre. Dans ce sens, ce sont des narrativités différentes les unes des autres.
Ervina : La présence des livres sur scène est aussi la présence d’une autre temporalité, j’imagine…
Lina : Tout à fait ! Une autre temporalité de production et de réception.
Ervina : Puisque vous venez de mentionner Facebook, est-ce que vous pensez que la plateforme représente un espace performatif ? Un espace où il y a quand même des dialogues, des personnages, des conflits …
Lina : Ce serait absolument un autre genre de théâtre. C’est un peu comme après l’invention de l’appareil photo, c’était une erreur d’essayer de faire des tableaux à travers l’appareil photo. Il fallait que l’appareil photo trouve son indépendance par rapport aux tableaux. Puis, les peintres se sont sentis frustrés vis-à-vis de l’appareil, ils ont voulu imiter la photographie pour se libérer plus tard de cette emprise. C’est un autre médium. De même, s’il y a un aspect théâtral sur Internet et Facebook, c’est certainement autre chose. C’est très différent. J’incite à percevoir les différences plutôt que les ressemblances. Toujours. Ne pas chercher en quoi ils sont semblables mais en quoi ils sont dissemblables. Je trouve que c’est cela qui est très important et intéressant pour trouver les spécificités et les particularités de chaque médium, de chaque artiste, de chaque génération.
Ervina : Lorsque vous avez écrit la pièce, est-ce que vous avez ajouté tout de suite les pictogrammes, les fautes d’orthographes, les abréviations, les majuscules ?
Lina : Le plus souvent au moment même. Lorsqu’on regarde Facebook, les usagers écrivent comme cela. Parfois, on se demandait pourquoi une telle phrase est écrite en majuscule, pourquoi un tel mot est écrit en majuscule. Ces personnes, écrivant en majuscule, nous donnaient l’impression qu’elles voulaient crier, hurler. Ce que nous écrivons dépend aussi de la lecture des autres usagers, la manière de lire un contenu change d’un usager à l’autre, ils peuvent ajouter de l’agressivité à leur lecture ou d’autres sentiments. Car le contenu généré n’est pas prononcé mais écrit, donc, on se demande sur la manière dont il faut lire un contenu, quelle a été l’intention de l’auteur : sarcasme ? Amertume ? Agressivité ? Colère ? On s’est dit aussi que les spectateurs, pendant le spectacle, seraient tout le temps en train de lire et qu’il n’y aurait pas un acteur pour donner le ton adéquat, ce serait bien de jouer avec la mise en page du contenu pour donner un peu de relief au contenu, un peu de sens. De toute façon, on s’est approprié de pas mal de publications partagées sur Facebook et on les a conservées telles quelles. Lorsqu’on a ajouté des choses, on a essayé de faire la même chose que dans les publications récupérées. On ne sait vraiment plus ce qu’on a inventé et ce qui est réel.
Ervina : Vous venez de dire que dans la lecture du contenu chacun d’entre nous peut ajouter une interprétation personnelle. Par conséquent, l’expérience des spectateurs change de l’un à l’autre…
Lina : C’est d’une part inévitable pour chaque œuvre et chaque récepteur, et c’est ce que nous essayons de faire à travers toutes nos créations, susciter chez les spectateurs une interprétation personnelle de ce qui se passe. Et dans cette pièce particulièrement, chacun ajoute aussi son ton, son rythme à la lecture du contenu généré par les usagers. C’est une relation individuelle, à l’intérieur d’une communauté de citoyens égaux, chacun est unique et singulier. Il faut que chacun reçoive à sa manière, librement, le spectacle. Pour nous, c’est très important. C’est notre manière d’appliquer ce que Brecht disait à propos de diviser le public. C’est très important pour nous, dans un pays comme le Liban, où on oublie souvent son individualité face à la voix unique de la communauté. Au Liban, il ne s’agit pas seulement de diviser le public en classes sociales, mais de le séparer de sa communauté, et de ses habitudes idéologiques.
Ervina : Pour cette pièce, vous vous êtes vraiment inspiré d’un fait réel durant lequel les usagers ont généré pas mal de contenu sur la page Facebook d’un activiste Libanais qui s’est suicidé. Les usagers ont justement pris la parole pour se questionner sur sa page Facebook sur les raisons de ce suicide. Est-ce que la page Facebook de Diyaa Yamout, le personnage principal qui s’est suicidé, existe toujours ?
Lina : Oui, oui… Facebook en tout cas jusqu’à présent n’a pas désactivé ce compte. Je ne sais pas si les parents ont entamé des démarches pour désactiver le compte et arrêter les blablablas des gens.
Ervina : Le personnage principal, Diyaa Yamout, s’est-il vraiment filmé à l’aide de son téléphone portable avant le suicide ?
Lina : Il s’est vraiment filmé pour prouver qu’il s’est suicidé et qu’il n’a pas été tué. Pour prouver que c’était un acte libre. Il a annoncé son suicide en ligne, il a envoyé un mail à ses amis. Puis, il a filmé son suicide à l’aide de son téléphone portable pour que la police sache, lors de l’enquête après les faits, qu’il s’est suicidé mais il n’a pas mis en ligne sa dernière vidéo. Mais ce qui nous a intéressé c’est la manière dont ce suicide a remué politiquement les Libanais, les réactions en chaine sur son suicide, et ce que cela révèle sur la mentalité politique, sociale, religieuse des Libanais, les contradictions entre les uns et les autres mais aussi les contradictions personnelles. On n’a donc pas fait de recherche pour savoir qui était réellement ce jeune homme, on ne voulait pas être dans l’intrusion voyeuriste dans la vie de ce jeune homme. On s’est contenté des reportages télé, de sa page Facebook, son blog, etc. Bien qu’on ait des amis communs, on n’est pas allés chez nos amis pour leur demander de nous parler de lui. On ne voulait pas rentrer dans une analyse psychologique ou sociologique de la vie de ce jeune homme. Ce qui nous intéresse c’est la manière dont un acte venu d’un jeune homme activiste a secoué le pays, ses amis, le pouvoir en place au Liban. Et réfléchir sur la manière dont les réseaux bouleversent le monde d’aujourd’hui. Nous avons utilisé beaucoup de contenu généré réellement, beaucoup de données réelles.
Ervina : Or, la page Facebook a été recréée et les reportages ont été refilmés ?
Lina : Oui, tout a été reconstitué. Ce sont des acteurs qui jouent les rôles pendant les reportages mais les textes sont reconstitués presque de la même manière que les reportages transmis à la télévision, sauf le troisième reportage. Il a été un peu théâtralisé et le contenu a été un peu réduit car il était plus long. Les deux premiers respectent fidèlement la structure, le tournage, le montage et le contenu des reportages réels.
Ervina : Est-ce que vous avez consulté des ouvrages sur les réseaux socio-numériques lorsque vous avez écrit cette pièce ? Par exemple, puisque vous le mentionnez pendant le spectacle, Marc Augé et sa théorie sur les non-lieux ?
Lina : Non, on n’a pas consulté des ouvrages mais on a pensé beaucoup aux non-lieux d’Augé, que nous connaissions déjà, lorsque nous étions en train d’écrire cette pièce. Par contre, on ne connaissait pas Facebook (on n’utilise pas ce médium) et on a décidé de ne pas faire de recherches « savantes ». On a voulu rentrer et découvrir ce monde. Et créer une relation directe avec lui, constituer nos propres impressions, sans l’intermédiaire des idées des autres, ou plutôt on voulait éviter les idées préconçues, même si elles sont très valables. C’est notre manière de travailler, on approche d’abord nous-mêmes les choses. Puis, on va voir ce que d’autres penseurs, chercheurs, écrivains pensent. On préfère ne pas découvrir le monde avec les idées des autres. On aime bien se confronter à un objet, on aime l’approche personnelle. On n’est jamais complètement vierge, on porte déjà en nous nos propres lectures, nos propres idées, nos propres connaissances. On est déjà nourris de lectures mais les recherches spécifiques, je préfère les faire après la création, ou après les recherches empiriques personnelles. Ce n’est pas du tout dans un esprit de recherche d’une virginité ou d’une vérité originelle authentique, mais ça nous permet mieux d’aborder la spécificité du cas sur lequel on travaille, puis la spécificité libanaise, puis … Ca va en cercles grandissants.
Ervina : Votre spectacle a mis en cause la présence de l’acteur sur scène et l’ici et maintenant du théâtre.
Lina : On parle d’ici et maintenant du théâtre mais il y a aussi toutes les théories de la performance et du body art plus spécifiquement qui disent le contraire, que le théâtre, c’est de la répétition, c’est fictif, c’est mécanique, cela parle d’un autre temps, d’un autre personnage ; alors que dans la performance, c’est nous/moi dans l’action réelle et physique, dans l’ici et maintenant. Pour moi, ce sont de vieux débats, pas très intéressants. Ils étaient intéressants à un certain moment mais aujourd’hui on ne peut plus continuer à parler avec les mêmes concepts et les mêmes termes. Pour moi, ce sont des concepts qui nous aident juste à nous orienter, il y a des travaux plus orientés vers l’ici et maintenant et d’autres plus vers la forme représentative. Mais l’ici et maintenant pur n’existe pas. A mon avis, une performance dans l’ici et maintenant où toute forme de représentation est complètement exclue, ce n’est pas possible. Il y a toujours une minime représentation, et vice versa. Cette pièce, 33 tours et quelques secondes, est un peu différente, mais nous, dans nos travaux, on joue souvent sur le seuil. C’est-à-dire, nous sommes dans la représentation mais en même temps, on ne joue pas de rôle, on ne joue pas de personnage, on ne joue pas de caractère. C’est toujours Lina et Rabih, même si on joue un rôle, on donne notre nom au rôle. On brouille toujours les frontières : est-ce que c’est ici ou ailleurs ? Est-ce que c’est un personnage ou pas ? Est-ce que c’est vrai ou faux ? Est-ce que c’est une vraie histoire ou pas ? On utilise nos histoires aussi à l’intérieur des histoires qui ne sont pas les nôtres. Et on utilise aussi beaucoup d’histoires qui ne sont pas les nôtres à l’intérieur de notre propre histoire. Donc, l’ici et l’ailleurs n’est pas vraiment un ici et ailleurs pour nous. Idem pour toute autre binarité dichotomique. On utilise souvent l’image aussi, c’est moi, ici en chair et en os sur scène, et en même temps il y a mon image qui n’est pas moi en chair et en os, qui est un ailleurs, qui est autre chose. On utilise toujours le microphone, pas la voix réelle qui sort directement de mon organisme. On utilise le microphone parce qu’on insiste que l’art est artificiel. Et je n’ai pas honte de le dire. Etre humain, c’est être un animal artificiel, c’est-à-dire quelqu’un qui utilise des symboles, des médiums, des formes détournées de communication, c’est comme cela qu’on a pu créer la société et les relations sociales. Dans l’artifice. Si on était « naturel », on serait encore des animaux à l’état « pur ». Donc, on revendique l’artificialité et travaille sur les différentes formes d’artificialité. D’ailleurs, comment reconnaitre encore ce qui est artifice de ce qui ne l’est pas ? Quant à la question : comment travailler avec l’artifice et le non-artifice ? Chacun fait ses choix, chacun a ses propres partis pris, ses manières de faire, ses inventions selon sa façon de voir le monde.
Ervina : Vous venez de dire que dans votre travail, il n’y pas de rôle, il n’y pas de personnage. Et dans le spectacle 33 tours et quelques secondes, est-ce qu’il y a des rôles, des personnages ?
Lina : Oui, il y a des rôles mais je ne sais si on peut dire des personnages. Ce sont des gens sur Facebook. Ils sont différents les uns des autres : celui qui défend l’islam, celui qui défend le christianisme, celui qui défend la laïcité, celui qui défend la gauche, la droite, l’anarchisme. Oui, il y a ceux qui emploient des mots très grossiers et ceux qui sont polis. Oui, il y a des caractères différents prélevés de la réalité. Dans notre travail, en général, on raconte leur histoire de la manière la plus neutre possible, on n’incarne pas les rôles. On joue sur l’ironie, sur le sarcasme, sur la tonalité mais ce n’est pas de la psychologie ou autre chose.
Ervina : Dans la page Facebook de votre personnage principal, les personnages s’expriment en langues différentes, en anglais, français, arabe. Vous différenciez la représentation de ces langues par la couleur de la police. Est-ce que vous avez tout de suite pensé à cette mise en page des langues sur Facebook ?
Lina : Je ne sais pas à quel moment on a pensé sur la représentation de la traduction pour que la pièce soit accessible. C’est une amie qui est graphique designer qui s’est occupée de la création de la page Facebook à travers des logiciels très compliqués auxquels je ne comprends rien. Nous, les metteurs en scène, inventons les idées et d’autres personnes trouvent les moyens pour réaliser nos idées.
Ervina : Pensez-vous remettre en scène le contenu généré sur les réseaux socio-numériques ?
Lina : Tout ce qui est généré dans les réseaux sociaux, mais aussi ce qui est publié dans les journaux, les médias, les livres, sont en soi, et dans leurs temporalités différentes, de vrais révélateurs politiques. Ils méritent d’être analysés, décortiqués, commentés, pour comprendre comment ils fonctionnent, comment ils produisent et reproduisent le monde autour de nous. C’est une prise directe sur le réel, mais qui n’est absolument pas documentaire ni semi-documentaire. Mais cela dépend du sujet. Cela dépend du travail qu’on a envie de faire. Chaque période, chaque sujet, amène une forme qui nous semble qu’elle lui est adéquate. Un jour, il pourrait nous arriver de considérer à nouveau, qu’un théâtre physique et corporelle est absolument nécessaire, vu les nouvelles circonstances politiques et culturelles… Un jour, la fiction se réimposera à nous peut-être. Cette pièce n’est pas un manifeste que : désormais ainsi devrait être le théâtre. Elle a ses raisons d’être, vu le monde dans lequel nous vivons, elle a aussi ses raisons d’être, vu notre travail depuis longtemps sur la représentation, le jeu, le corps et la parole sur scène. C’est une expérience qui nous marquera, c’est sûr, mais on ne sait pas sur quoi on travaillera la prochaine fois.
Ervina : Vous venez de dire que c’est une représentation qui vous marquera. Qu’entendez-vous ? Quelles sont vos réflexions ? Qu’est-ce qu’elle a provoquée en vous ?
Lina : Je veux dire qu’on ne peut pas revenir en arrière. Quand on va retourner à la présence de l’acteur sur scène ça ne pourra plus être pareil. Déjà dans notre travail, la présence de l’acteur est très réduite, comme je viens de le dire. Cette représentation est la suite logique des autres travaux précédents. Ce n’est pas une idée qui est venue tout d’un coup. Ce n’est pas qu’avant on a fait du théâtre où on a incarné des personnages, où le jeu d’acteur était important et tout d’un coup, on présente un tel travail. Non. Il y a une cohérence entre ce travail et les autres. Même si cette représentation va beaucoup plus loin. Chaque travail nous pousse vers quelque chose d’autre, nous pousse d’aller plus loin. Vers un travail différent. Meilleur ou moins bien, ce n’est pas important, ce sont des expériences. Ce travail nous marquera comme tout autre travail, il n’y pas de retour en arrière. On peut ramener les acteurs sur scène à nouveau mais ce sera certainement différent.
Ervina : Je vous remercie.