Entretien: Gabrielle Stemmer, réalisatrice de Clean With Me (After Dark)
Dans le court-métrage documentaire Clean With Me (After Dark), la réalisatrice française Gabrielle Stemmer a remonté des vidéos de YouTube et d’Instagram réalisées par une communauté de femmes au foyer qui se filment en train de faire le ménage chez elles.
Gala Hernández: Avant tout, est-ce que tu connais le genre des desktop films ? Si c’est le cas, quel(s) film(s) t’ont inspirée pour réaliser le tien ? Pourquoi as-tu décidé d’utiliser l’écran de l’ordinateur comme espace premier du film ?
Gabrielle Stemmer: Je ne connaissais pas le genre desktop. Ce film a été fait dans le cadre de mon film de fin d’études de La Fémis, pour lequel j’avais cette idée d’utiliser ces vidéos de YouTube de ménage. Dans les films de fin d’études des monteurs, on a la contrainte d’utiliser des archives. Au fur et à mesure de discussions avec des amis, je me suis rendue compte que j’avais acquis des connaissances assez phénoménales sur les vidéos de ménage, et qu’il s’agissait en réalité d’archives. Et je me suis dit que j’allais en faire mon sujet de film de fin d’études. Quelques semaines après, j’ai vu à La Fémis le film de Kevin B. Lee, Transformers The Premake, que j’ai beaucoup aimé. Je me suis dit que ça collait exactement avec ce que je voulais faire et que ce serait la forme idéale. Je me suis retrouvée dans ce film-là. Mon film ressemble pas mal au sien, dans le sens où il n’y a pas de voix off… J’ai regardé certains des autres films qu’il avait faits – qu’on peut voir sur son site – et je lui ai demandé d’être mon tuteur. Au même moment, Chloé Galibert-Laîné, qui travaille avec lui, m’a contactée et j’ai aussi vu ses films My crush was a superstar et Watching the pain of others. Ce sont les seuls desktop films que j’ai vus… Je ne suis pas trop allée en chercher d’autres car j’avais peur d’être influencée. Pas tellement de copier quelqu’un, mais plutôt de m’interdire de faire des choses parce que quelqu’un d’autre l’avait fait avant moi. Mais c’est une forme que je trouve géniale, j’ai envie d’en faire d’autres.
GH: Peux-tu me parler de l’origine du projet ? Comment es-tu entrée en contact avec ces vidéos Clean with me ? Quelques-unes de ces vidéos ont beaucoup de vues, la communauté qui les consomme est donc assez importante. Est-ce que les productrices/Youtubeuses qui les postent sont un nombre réduit, ou plutôt large ?
GS: Mon impression est que c’est une grosse communauté, mais je n’ai pas trouvé de chiffres concrets des chaînes de ménage sur YouTube. Ça se compte en centaines de YouTubeuses. Il y en a une dizaine de très connues et ça va jusqu’à la femme qui n’a que dix vues par vidéo. C’est un spectre assez large. Ensuite, la communauté de femmes qui les regarde est infiniment supérieure. Parfois il y a un million de vues sur ces vidéos. Même partant du principe que certaines les re-regardent, ça fait quand-même beaucoup. Par exemple, les vidéos de Love Meg dépassent facilement le million de vues. 80% doivent venir d’autres femmes au foyer ou disons de responsables d’un foyer, et après il doit y avoir d’autres gens comme moi qui sont arrivés là par d’autres voies, des hommes aussi, j’imagine.
Comme ces femmes contrôlent les commentaires et en suppriment pas mal, il n’y a jamais de commentaires négatifs sur ces vidéos-là. J’ai vu quelques commentaires d’hommes qui commentaient plutôt le physique de la YouTubeuse, mais pas beaucoup. Parfois, j’ai vu des commentaires d’hommes qui disaient « je vais montrer ça à ma femme ». Et souvent ils se prenaient des réflexions après, d’autres femmes qui disaient « toi aussi tu devrais te mettre un peu au ménage ». Il y a donc des amorces de prise de conscience. Il y a quelques vidéos faites par des hommes, mais pas de chaînes de ménage gérées par des hommes à ma connaissance. Par contre, il y a beaucoup de couples qui vloguent, montrant donc le quotidien de leur famille, et on peut apercevoir un homme qui fait le ménage. Mais c’est peut-être aussi le jeu des algorithmes de YouTube, ils ont peut-être compris que j’étais intéressée à voir des femmes et ils ne me proposent pas d’hommes…
Ça fait au moins 5-6 ans que je regarde des clean with me. Je regardais pas mal de vidéos YouTube faites par des femmes plus jeunes, des vidéos de beauté ou de maquillage, et à un moment ça a dérivé et j’ai eu une recommandation clean with me. Pendant longtemps, je regardais ces vidéos par plaisir, deux ou trois par semaine, sans pour autant faire le ménage chez moi, bizarrement ce n’était pas lié. Car le principe c’est que ces vidéos sont faites pour encourager les femmes à faire le ménage au même temps. « On va y aller les filles ! » 50% de l’usage de la vidéo c’est ça, et l’autre 50% c’est ASMR, car ce type de vidéos relaxent certaines personnes. Dans les commentaires on ressent cette division – certaines se motivent pour faire le ménage, d’autres disent « Wow, ça m’a fait du bien, c’est tellement relaxant ». Moi je faisais partie de la deuxième catégorie : le plaisir, pas du ménage en soi, mais de voir chez elles, leurs familles, leurs enfants, au cours des années… Comme une série. Et au même temps, dans mon cas, toujours avec une distance, car je ne pouvais pas m’identifier à ces femmes-là, je n’avais pas les mêmes idéaux qu’elles. Et donc c’était de la curiosité, je me demandais « jusqu’où vont-elles aller ? » Il y a des micro-évènements, des choses que tu devines. J’essaie de traquer les signes moins reluisants dans leurs vies.
GH: Le film commence en respectant l’enregistrement de l’écran de l’ordinateur comme unique espace et comme instrument pour la mise en scène, mais très vite tu commences à employer des zooms, des déplacements au sein de cet espace, puis une grille de vidéos qui n’a plus trop à voir avec l’écran mais ressemble plutôt à une grille de vidéosurveillance ou de régie. Pourquoi ces variations se sont avérées nécessaires ?
GB: Au tout début je pensais faire un plan-séquence, mais j’ai vu très vite que c’était impossible à faire et qu’il fallait truquer, monter. Je me suis rendue compte très vite et j’ai très vite annulée l’idée de rester en plein écran tout le temps. Je pense que cela peut se faire, mais c’est plus exigeant pour le spectateur et ça demanderait une plus grosse préparation en amont. J’ai beaucoup truqué dans mon film, une grande partie ce n’est pas mon écran, mais ce que j’ai fait c’est plutôt de colmater les moments qui n’allaient pas. Du coup, je n’ai jamais essayé une version vraiment desktop de bout en bout, sans doute parce que mon modèle était la vidéo de Kevin B. Lee, qui n’hésite pas à faire des zooms, des coupes, … Ça me semblait inévitable pour que ça ne soit pas trop lent, c’était une question de rythme. Je me suis rendue compte que lorsqu’on est en plein écran et qu’on voit la barre du bureau, c’est moins immersif que quand on est à l’intérieur de la fenêtre, quand on rentre dans la vidéo. Rentrer dans les vidéos, les dénaturer, c’était d’emblée mon projet et c’est ce qui arrive assez vite dans mon film.
GH: Que penses-tu que ces vidéos disent de la condition féminine au XXIème siècle ? Quelles réflexions tu en tires ? Plusieurs d’entre elles mentionnent que c’est thérapeutique pour elles, certaines souffrant d’anxiété ou de dépression, pourquoi penses-tu que ça l’est ? Il y a aussi le fait que certaines nettoient pendant la nuit, ce qui rend leur activité invisible pour le reste des membres de leur famille, qu’est-ce que cet effacement de leur effort dit de leurs existences ?
GB: Le titre du film fait référence à un genre des vidéos clean with me qui s’appelle « clean with me after dark ». Il y a plusieurs sous-genres : le « clean with me marathon » (toute la maison), « clean with me 8h » (qu’elles condensent en 50 minutes) et le « clean with me after dark » – qui consiste à faire le ménage à la nuit tombée, quand tout le monde est couché, et qui est d’ailleurs souvent le plus relaxant pour les gens. En fait, à la base du projet, ce que je me suis demandé c’était pourquoi elles en viennent à allumer une caméra pour se filmer, parce que pour moi il y avait un côté caméra de vidéosurveillance qui était très présent. Non seulement elles font le ménage, mais en plus elles se filment pour prouver qu’elles l’ont fait. Pour moi, c’était s’auto-surveiller : même quand le mari n’est pas là, on va mettre un œil qui va vérifier ce que je fais et m’empêcher de traîner, de ne rien faire. S’auto-motiver par l’auto-surveillance. Et je pense aussi qu’elles le font pour montrer à leur mari tout ce qu’elles ont fait pendant la journée, parce que par définition le ménage est un travail invisible. Qu’est-ce qui se passe quand on voit ce que normalement on ne peut pas voir – c’est-à-dire, ce que font les femmes au foyer américaines pendant la journée ?
Par ailleurs, après avoir vu le film, un psychologue du travail m’a dit que ce qu’elles font – se filmer en réalisant ces tâches et s’accélérer – est un mécanisme de défense typique des travailleurs de métiers pénibles qui pratiquent l’auto-accélération de leurs gestes. Quand un travail est trop pénible, on accélère ses gestes pour que ça passe plus vite, que ce soit fini et s’empêcher de penser. Et c’est ce que dit un personnage du film littéralement : faire le ménage, ça empêche de penser. Aussi, le lien entre ménage et dépression a été prouvé, il y a aussi des pathologies liées à la peur de la saleté…
Mais quand elles nettoient durant la nuit parce que les enfants dorment, ça devient leur deuxième journée de travail, ça devient une nuit de travail. Elles sont toujours les dernières couchées et les premières levées. Quand les enfants et le mari dorment, il n’y a plus personne pour être dans leur pattes. Dans le film, une d’entre elles dit : « C’est la nuit, je suis fatiguée, je vais faire le ménage. Les enfants dorment et mon mari aussi parce qu’il doit se lever tôt demain matin ». Sachant qu’elle doit aussi se lever tôt pour faire son petit-déjeuner, ce qui montre l’abnégation totale de ces femmes-là. La nuit est le temps où on rattrape ce qu’on n’a pas eu le temps de faire pendant la journée.
GH: Peux-tu parler du choix des musiques ?
GB: Il n’y a que des musiques qui proviennent de leurs vidéos YouTube. Le clean with me basique, c’est toujours une petite intro où elles parlent puis des musiques qui s’enchaînent pendant qu’elles nettoient en accéléré. Il y en a qui ne sont pas accélérées mais qui sont bien moins regardées. L’accélération est un gage de qualité. Et des fois il y a une voix off où elles donnent des conseils, expliquent ce qu’elles font, puis il y a des clean with me spéciaux sans voix et même sans musique. Mais d’habitude, c’est des musiques spéciales pour YouTube : il y a des boîtes qui font ces musiques, elles ont un abonnement et en échange elles peuvent utiliser ces musiques dans les vidéos qui restent monétisées – puisqu’elles gagnent de l’argent avec les vidéos. J’ai acheté la licence de ces musiques. Toutes les images et tous les sons du film proviennent de YouTube ou d’Instagram, je n’ai rien ajouté.
GH: Il y a un moment de silence juste après la première musique où j’ai l’impression que tu as recréé en postproduction les sons des vidéos que originellement avaient de la musique, j’imagine, et ce quasi-silence donne aux vidéos une dimension tout autre, plus réelle, sans l’artifice de la post-production qui confère à ces tâches une allure divertissante et joyeuse. Cette mise à nu apparaît aussi quand tu zoomes et tu fais un arrêt sur image sur le visage d’une des femmes ou tu rapproches la vidéo pour montrer qu’un détail, comme les messages et les mots (love, dream, life is good, thankful, etc) que décorent les murs de ces maisons ou le reflet enfoui d’un mari sur le miroir. Que cherchais-tu avec ces stratégies formelles ?
GB: Les clean with me sont toujours accélérés avec musique. Du coup, dès le début je me suis demandé : qu’est-ce qui se passe si j’enlève la musique et que je ralentis la vidéo ? Dans le passage dont tu parles, au début je n’avais pas mis de bruits, c’était juste du silence. Puis je me suis dit que j’allais recréer l’atmosphère réelle de leur maison, dans l’idée de vivre vraiment leur expérience quotidienne – en vrai, elles font probablement le ménage en silence – et pour mettre en valeur leur solitude extrême et leurs gestes concrets. Et comme je me suis donné comme consigne de ne rien ajouter d’extérieur à Internet, j’ai juste pris des sons de vidéos de ménages d’Internet et je les ai calés grossièrement. Je crois que j’ai juste ajouté un bruitage ou deux plus tard dans ma salle de montage, en dérogeant à ma propre règle… comme les sons du petit chien qui passe à un moment.
Concernant ces stratégies, je voulais que le regard sur ces vidéos et sur ces femmes change au fur et à mesure. À la fin du film, la même vidéo du début ne fait plus rire du tout. Le moment des zooms est une manière de pointer des détails qui clochent – des poussières que personne ne voit, des reflets … Il s’agit de déplacer le regard. Quand c’est plein cadre, on ne se rend pas compte de ce qu’on regarde, si on commence à zoomer très fort sur l’image, on la voit d’une autre manière. On commence à se poser des questions sur ces meubles, on se rapproche de sa maison – la maison qui est un gros sujet du film. Les mots sur lesquels je m’arrête c’est vraiment ce que je préfère dans ces vidéos : les maisons, les femmes, les vidéos se ressemblent énormément. Toutes, sans exception, ont des mots affichés chez elles. Des sortes de mantras qu’on peut lire comme des auto-consolations. Quand on lit « home sweet home » sur le mur, on doit se dire « j’ai de la chance, j’ai une maison ». J’ai découvert au fur et à mesure qu’il s’agissait d’un milieu hyper religieux avec des phrases encadrées comme par exemple : « il y a deux hommes dans ma vie, mon mari et Dieu ». Mais ce côté-là on ne le voit pas tellement dans le film, parce que ça faisait trop « Dieu et la guerre » – avec les militaires de la fin, que je n’avais pas prévus non plus. J’ai préféré laisser de petits indices religieux – on voit des églises sur Google Maps, une Bible…
J’avais un plan que j’ai enlevé parce que la YouTubeuse ne m’a pas donné les droits où il y avait une galérie de photos au mur : ces enfants, son mari et Jésus. Les trois étaient côte à côte et elle n’était sur aucune photo. Mais comme je ne voulais pas enfoncer le clou, j’ai évacué cet aspect des vidéos, à regret.
Très souvent, elles affichent le mot « thankful », mais on se demande, merci pour qui, pour quoi? Ce sont elles qui sont reconnaissantes de ce que Dieu leur a donné, mais pour moi ça crie aussi « dites-moi merci ». Est-ce que ce n’est pas plutôt qu’elles ont envie qu’on leur dise merci ?
C’est nouveau qu’on puisse voir l’intérieur de chez les gens à ce point-là, on se rend compte des modes… Ça en dit beaucoup de comment les gens voient la vie. C’est des mots comme on voit dans des affiches publicitaires, de l’auto-persuasion. D’ailleurs, il y a un autre genre de vidéos YouTube qui est la « routine du matin » (morning routine) dans lesquels il y a toujours le journal de gratitude. Dans la morning routine, tu dois passer un certain temps à écrire ce pourquoi tu es reconnaissante. C’est, encore une fois, s’auto-persuader que tout va bien.
Concernant l’homme qu’on voit dans le film, qui tient la caméra, il filme sa femme en train de faire le ménage, mais il pourrait lui aussi le faire ! Il vérifie que le cadre est bon. Il surveille. Du coup, sa présence va attester de l’absence de tous les autres maris, qui partagent le même espace qu’elles. Les hommes dans les clean with me se font souvent virer par les femmes. Ces maisons immaculées, c’est des territoires pas du tout fait pour être habités. C’est un espace domestique dans lequel les femmes en font leur nid ultime et les hommes en sont exclus, comme une sorte de revanche.
GH: Tu montres plus tard sur le compte Instagram d’une d’entre elles également des messages de motivation, très optimistes et encourageants. Pourquoi c’était important pour toi de les inclure dans le film ?
GB: Ce sont des messages qu’elles s’envoient les unes aux autres pour s’entraider, pour s’encourager. Instagram est vraiment le réseau de la communauté et de l’entraide pour elles. Elles y publient des vidéos où elles avouent avoir eu une journée horrible, elles sont plus honnêtes et naturelles sur Instagram, parce que c’est plus immédiat que YouTube. Les femmes sur Instagram que je montre dans mon film ce ne sont pas celles qui ont des millions de vues, c’est celles qui ont plusieurs milliers d’abonnés mais qui n’en vivent pas. Parce qu’il y a des YouTubeuses qui s’achètent des maisons énormes, qui sont richissimes grâce à leurs vidéos. C’est un gros business avec plusieurs catégories. Dans mon film, plus tu avances, plus tu arrives sur les « petites » YouTubeuses, et plus ça parle franchement de ce qui est la vie d’une femme isolée avec des enfants. Les phrases qu’elles donnent en exemple, prises littéralement, ne sont pas du tout encourageantes : « comme il est réconfortant de se dire que le plus beau moment de sa vie n’est pas encore arrivé ». Ça veut dire que ta vie jusque-là a été nulle. Demain sera plus beau, mais cela veut dire qu’aujourd’hui est horrible et je pense qu’elles ne se rendent pas compte qu’elles avouent ça avec ces phrases. Cela va avec une culpabilité de ne pas être assez bonne.
GH: Il y a aussi, à part cette compulsion pour le ménage, d’autres sujets centraux dans ton film, plutôt dans la deuxième partie : la maternité, le mariage, la famille, les problèmes de santé mentale, l’absence du mari. C’est comme si la deuxième partie du film venait éclairer d’autres dimensions qui sont liées à celle du ménage. Mais est-ce que ces problèmes de santé mentale sont tellement présents dans la communauté Clean with me, ou c’est tes recherches qui t’ont mené à les découvrir ? Et l’absence des maris…?
GB: Moi je pars du principe que si je suis tombée sur les vidéos, sans creuser pendant des mois et des mois, c’est que c’est un courant fort. La dépression est présente dans une proportion significative. Il y en a qui prennent des médicaments, et même pour les superstars pour qui tout va super bien, il y a toujours un moment où elles avouent que ça ne va pas. L’absence des maris est liée au fait qu’il y a plein de femmes de militaires. Sur Instagram, j’ai découvert, en faisant le film, qu’elles s’étaient organisées en communauté de soutien, les unes avec les autres, notamment en tant que femmes de militaires – puisque c’est des communautés qui sont habituées à se créer des réseaux de sociabilité, etc. Elles sont éclatées géographiquement, mais elles se retrouvent sur Instagram, sur des groupes réservés aux femmes de militaires. Par exemple, celui qu’on voit dans le film – She gets me – est un groupe pour les femmes qui souffrent de dépression. Elles étaient sept – une pour chaque jour de la semaine – et il y en a quatre qui sont des femmes de militaires ou leurs maris sont absents. Chaque jour de la semaine, une d’entre elles prend le contrôle du compte Instagram et elle explique sa journée. Je n’ai jamais vu un homme dans leur stories, elles sont seules avec leurs enfants. Il y en a une qui s’appelle Mary, qu’on entend à la fin du film, dont le mari est militaire et n’est jamais là. D’ailleurs, quand leurs maris sont là, elles postent moins.
Les zones résidentielles nord-américaines où elles habitent sont très petites et isolées, elles sont vraiment seules. Dans ce contexte, YouTube leur apporte la reconnaissance sociale et Instagram la sociabilité. Au début, elles vont sur YouTube pour montrer ce qu’elles font parce qu’elles en sont fières et pour se donner un but dans la journée. On fait mieux le ménage sans doute quand on sait qu’on va être vue par plus de gens. Au fur et à mesure, YouTube étant devenu une grande plateforme de business, Instagram est devenu plus intime et libéré, car les stories s’effacent. Depuis un an ou deux, sur Instagram, il y a des femmes qui disent « attention, ce que vous voyez sur Instagram n’est pas la réalité ». Elles ont envie de se montrer sous tous les angles, et pas seulement leurs forces.
GH: Pourquoi utiliser Google Earth pour situer ces paroles ? Il y a une sorte de sensation d’accumulation, de sérialité et d’homogénéisation entre toutes ces voix et ces témoignages puis les maisons des banlieus résidentielles, lieu emblématique du rêve américain, toutes similaires les unes à côté des autres. Est-ce que c’était ton intention ?
GB: La première idée c’était d’aller voir où elles habitent pour qu’on se rende compte à quel point elles sont isolées. Je voulais aussi que leur voix se mélangent pour ne faire qu’une. Sur Google Maps, on peut voir à quel point ces petites individualités peut-être sont voisines et toutes ces maisons de l’extérieur, on ne sait pas ce qu’il se passe dedans, mais dans dix maisons il peut y avoir dix extrêmes solitudes.
Les rues et les maisons renvoient évidemment à une imagerie du cinéma, un côté Carpenter, ou le film Serial Mom de John Waters, qui est un peu l’autre côté du sujet… Ces vues du quartier du haut me rappelaient également les Sims aussi, un jeu auquel j’ai beaucoup joué. Quand on rentre dans Google Street View, les maisons sont déformées. Kevin B. Lee m’avait dit que le film à ce moment-là prenait une tournure de film d’horreur et que je devenais une voyeuse qui essayait de rentrer chez elles. En effet, qui regarde ? Ce côté film d’horreur est là.
GH: Penses-tu que la mise en représentation et en ligne de leur vies, leurs extimités, est cathartique et positive pour ces femmes ? En gros, est-ce que les interactions, l’auto-mise en scène et la connectivité d’Internet peut les sauver en quelque sorte d’un isolement évident qui était inéluctable à l’ère pré-Internet? Par ailleurs, as-tu contacté ces femmes pour leur dire que tu utilises leurs images dans ton film ?
GB: Je les ai toutes contactées, La Fémis voulait que je leur demande l’autorisation. Un tiers m’a répondu positivement, deux ou trois m’ont dit non et le reste n’a pas répondu. Jessica a vu le film, celle qui a la chaîne Keep calm and clean. Je lui ai envoyé le film, en l’entourant d’avertissements et de précautions, et d’abord elle ne m’a pas répondu. Au bout de plusieurs mois, je l’ai relancée et elle m’a répondu que le film était super, mais je ne sais pas si elle l’a regardé ou pas… Je ne l’ai pas envoyé aux autres.
Concernant la question d’Internet, c’est complexe. D’un côté, les femmes s’auto-entretiennent dans des images irréalistes de la mère et de la femme parfaite et cela est toxique. Ces vidéos sont regardées par de très jeunes filles, de 13, 14 ans, qui veulent les imiter. Cela est dangereux, car ça entretient une culture oppressive extrême. Mais d’un autre côté, au quotidien, ça leur permet de sociabiliser à une échelle inédite. Puis c’est la première fois où une femme peut porter une parole sans aucun filtre, sans intermédiaires, et qui soit diffusée à des millions de gens. Potentiellement c’est un grand pouvoir. Il y a des amorces de reformulations de principes féministes ou d’auto-affirmation, de prises de parole, qui sont positives. Il y a un vrai pouvoir dans les réseaux sociaux pour prendre conscience de la souffrance de quelqu’un qu’on ne connaît pas de manière inédite. Ces bouteilles à la mer sont à disposition de tout le monde. Ces paroles de femmes n’existaient pas il y a 50 ans. Et puis elles se soutiennent, elles sont amies, elles s’épaulent.