Entretien: Denis Parrot, réalisateur de Coming Out

Dans le documentaire français Coming Out, le cinéaste Denis Parrot remonte des vidéos de YouTube dans lesquels des jeunes annoncent à leurs familles leur homosexualité.

 

 

Ariane Papillon : Pour commencer, pourriez-vous me parler de l’aventure de ce film ? Aviez-vous en premier lieu l’envie de faire un film sur le coming out / la communauté LGBT, puis vous avez découvert ces images ? Ou la découverte de ces images a-t-elle immédiatement fait naître une envie de faire un film sur ce sujet, envie qui ne préexistait pas nécessairement ?  Quel a été par la suite le processus qui a abouti à ce film ?

 

Denis Parrot : Il y a deux ans, je suis tombé sur une vidéo YouTube: un jeune annonçait son homosexualité à sa grand-mère au téléphone et se filmait avec sa webcam. On sentait chez lui une immense difficulté à parler, la peur de ne pas être compris ou accepté. On devinait aussi qu’il anticipait ce moment depuis des mois ou même des années. La vidéo durait dix minutes, et pendant neuf minutes, avant qu’il ne parvienne à dire, il y avait beaucoup de silences, de phrases banales du quotidien. Cette vidéo m’a beaucoup ému, non seulement par rapport au dispositif, très simple, un peu tremblotant, mais aussi par ce qu’elle dévoilait de non-dits dans ses silences. Ensuite, j’ai vu qu’il y avait sur YouTube, non pas une ou deux vidéos de ce type, mais des milliers, provenant de différents pays. C’est assez étonnant comme phénomène. Je n’avais pas l’idée de faire un film là-dessus mais j’ai tout de suite su qu’il y avait dans ces images un sujet que je voulais traiter.

 

A. P : Au générique, on peut lire la phrase « Remerciements à toutes les personnes qui ont rendu ce film possible en autorisant la reproduction de leur vidéo dans ce documentaire ». Comment s’est passée la prise de contact avec les filmeur.se.s / filmé.e.s ? Le Droit vous obligeait-il à obtenir leur autorisation, ou était-ce plutôt une exigence morale de votre part ?

 

D. P. : Pour des raisons légales de droit à l’image, j’ai bien sûr contacté toutes les personnes présentes dans le film, mais aussi et surtout parce que je voulais que chaque personne comprenne le film que je voulais faire et y adhère. C’était un gros travail de contacter tous ces jeunes et leurs parents, dans le monde entier. En leur montrant le montage déjà effectué, la plupart de ces jeunes étaient enthousiasmés par le projet et ont tout de suite donné leur accord.

 

A. P. : J’ai d’abord vu le film au cinéma, à sa sortie. Puis je l’ai revu 8 mois plus tard, chez moi, grâce au lien que vous avez bien voulu m’envoyer. J’ai réalisé en le visionnant une seconde fois que je me souvenais de tous les personnages. J’avais le sentiment d’avoir développé avec eux une familiarité, une intimité. Celle-ci, me semble-t-il, a été décuplée par cette double expérience de visionnage : d’abord, l’émotion palpable partagée avec les autres personnes présentes dans la salle, puis l’arrivée de ces personnages « dans » mon appartement. Ce sentiment de proximité est assez fréquent lorsqu’on suit la chaîne youtube de quelqu’un, mais il est plus difficile à obtenir après le visionnage d’une seule vidéo. Or, dans votre film, chaque personnage n’est présent qu’une fois, hormis Adam, qui revient quelques secondes à la fin du film avec sa corde à sauter. Il me semble alors venir de deux choses : la conversation qui se crée, par le montage, entre ces différentes confessions ; et son pendant, la durée et la situation de cinéma, qui nous met dans une situation d’attention prolongée et permet, à mon sens, de faciliter la naissance de l’empathie. Est-ce que ce diagnostic vous parle ? Comment définiriez-vous votre volonté de faire venir au cinéma ces images destinées au web ?

 

D.P. : Votre diagnostic est tout à fait le bon. En abordant un sujet aussi intime, il me semblait évident que la diffusion dans une salle de cinéma convenait au propos du film. J’étais persuadé que la découverte de ces images ne donneraient pas la même impression et la même force si elles étaient découvertes sur petit écran.

 

A.P. : Votre intervention en tant que cinéaste, en tant qu’artiste, accompagné de votre équipe, se fait à plusieurs niveaux : couper dans les vidéos, ajouter du sound-design (bruitage, ambiance, musique, mixage), insérer des cartons, choisir l’ordre et l’enchaînement des séquences. Comment se sont opérés ces choix et quelle a été votre méthode (ordre de travail, priorités…) ? Aviez-vous des interdits, comme couper certains passages, recadrer les images ?

 

D.P. : Le processus s’est fait en plusieurs étapes. J’ai tout d’abord visionné plus de 1 200 vidéos de coming out sur les réseaux sociaux, mises en ligne entre 2012 et 2018, pour bien comprendre ce phénomène sur Internet et me faire une idée de ce à quoi allait ressembler le film. En parallèle, un travail de traduction a été mené pour les vidéos tournées dans une langue que je ne comprenais pas, mais dont je pressentais l’intérêt. Ensuite, je me suis livré à un gros travail d’écriture pour que toutes les thématiques que je souhaitais aborder apparaissent dans le film de façon équilibrée et pertinente. J’ai considéré ces vidéos comme des images d’archives contemporaines, comme une photographie de notre époque, des années 2010. Ces vidéos n’auraient pas pu exister il y a 20 ans et elles ne seront pas les mêmes dans vingt ans. Elles s’inscrivent dans notre société, elles parlent de notre monde occidental actuel. Je voulais également que le film, par le truchement du montage, permette à ces images d’exister pleinement et durablement, qu’elles ne finissent pas enterrées sous les tombereaux de nouvelles vidéos sur YouTube, mais aussi qu’elles puissent se répondre à l’intérieur même du film, qu’elles se fassent écho. J’avais aussi dans l’idée que toutes ces paroles distinctes formeraient à la fin du film une parole plus globale, qu’il y aurait comme un fil invisible qui relie tous ces témoignages, que le tout serait différent de la somme de ses parties. Mes productrices, Claire Babany et Éléonore Boissinot, m’ont beaucoup soutenu et aidé jusqu’à ce que l’on trouve le bon équilibre dans le montage final. Par la suite, Olivier Laurent, le monteur son, et Bruno Mercère, le mixeur, ont fait un travail formidable pour mettre en valeur les silences, les respirations et les ambiances de chaque séquence. Sasha Savic, l’étalonneuse, a aussi incroyablement équilibré les couleurs des sources vidéos très diverses pour créer un univers homogène.

 

A.P. : Pour revenir sur ces différentes interventions : Pourquoi avoir choisi d’ajouter à certains cartons (pas tous) des horaires ? Est-ce pour rappeler la forme du journal intime, pour rappeler l’instantanéité, la simultanéité de ces conversations virtuelles ?

 

D.P. : Tout à fait, cela rappelle pour moi la forme du journal intime. Je voulais également montrer à quel point le coming out, ces quelques mots prononcés aux parents, à la famille ou aux amis proches, sont un moment de tension après des mois, des années durant lesquelles ces jeunes ont tout gardé en eux, sans oser en parler. Mais, à travers ces vidéos, le coming out est aussi -il faut bien le reconnaître -une espèce d’instant suspendu plein de suspense: quelle va être la réaction des parents? Se sont-ils préparés à cette éventualité ou tombent-ils de leur chaise? Beaucoup de jeunes redoutent une réaction négative, celle qui risque de leur faire perdre l’amour de leurs parents. C’est pour cette raison que j’ai indiqué à l’image l’heure de chaque vidéo: après cette révélation, leur vie ne sera plus tout à fait la même, il n’y aura pas de retour en arrière possible.

 

A.P. : Pourquoi avoir choisi de ne donner que les prénoms des personnages dans les cartons, et leurs noms complets au générique ?

 

D.P. : Cela rejoint aussi l’idée du journal intime, de la confidence.

 

A.P.: J’ai remarqué qu’il n’y avait pas de systématisme dans les cartons-intertitres : par exemple, il y a parfois le prénom avant le lieu, parfois l’inverse. Quelle volonté a déterminé ce choix ?

 

D.P. : Cela dépendait si je voulais marquer l’importance du lieu, ou du prénom. Il y a aussi des témoignages pour lesquels je n’ai pas indiqué d’heure, car c’était des paroles plus générales.

 

A.P. : Comment avez-vous travaillé sur le son ? Vouliez-vous suggérer discrètement des associations d’idées ? Je pense par exemple à des voix d’enfants qui jouent, ou un bruit de train qui semble relier deux territoires, le Japon et l’Utah.

 

D.P. : Olivier Laurent, le monteur son, et Bruno Mercière, le mixeur, ont beaucoup travaillé pour rajouter, sans dénaturer les vidéos d’origine, des ambiances qui renforcent de façon presque inconsciente notre ressenti. En effet, le train créait un lien entre les différents pays, il y a des petits ajouts dans chaque séquence, comme celle avec Adam où Olivier Laurent a eu l’idée de rajouter une ambiance d’orage suivie d’une légère averse, qui mettait alors Adam et sa mère dans une sorte de cocon, j’ai adoré cette idée qui renforçait l’intimité de la situation.

 

A.P. : Le montage met en résonance des expressions similaires ou identiques « je n’ai pas choisi », « je me sentais coupable », « je priais Dieu de me délivrer », « je le sais depuis toujours »…. Avez-vous sélectionné les vidéos en particulier de façon à ce qu’elles se répondent autant ? Ou est-ce assez représentatif de la manière dont ces vidéos se répondent sur internet et dont elles contribuent à créer et renforcer une communauté.

 

D.P. : C’est assez représentatif de ce que j’ai trouvé en ligne. Les témoignages se répondaient beaucoup, et j’ai porté soin à ce que ça persiste dans le montage final. Je voulais aussi montrer différents parcours et différentes réactions et m’assurer que certaines thématiques étaient représentées: la construction de soi, le regard des autres, l’acceptation par la famille, mais aussi, en quelque sorte, le besoin de tester l’amour de ses parents qui est par ailleurs, sans doute, un trait commun à tous les adolescents et jeunes adultes, qu’ils soient LGBT ou non. Je ne voulais pas non plus faire un film désespéré et désespérant, mais un film qui montre des coming out.
Certains se passent bien, d’autres non. Je voulais tout de même m’attarder sur les familles qui réagissent normalement. Une façon de montrer l’exemple. C’est pour cette raison que mon film s’achève sur Loren, cette fille qui l’annonce à sa grand-mère, qui,en fait, avait tout compris depuis longtemps et qui le prend très bien. Les choses peuvent être simples, elles devraient être normales, banales.

A.P. : Votre intervention personnelle, d’auteur, se fait en toute discrétion, par les choix listés ci-dessus. Néanmoins, vous explicitez aussi très subtilement la situation d’énonciation, en ouvrant le film par un « Je », avec le tout premier carton du film : « Quand j’étais jeune, il n’y avait pas internet ». Par cette phrase, vous semblez à la fois annoncer votre appartenance à la communauté LGBT et avouer peut-être que, rétrospectivement, vous auriez trouvé du réconfort avec ces vidéos. Vous semblez ainsi saluer l’aspect salutaire de l’existence de ces coming out et témoignages en ligne, mais également vous placer aux côtés de vos personnages. Est-ce une interprétation qui vous semble correcte ? Comment avez vous conçu ce carton d’ouverture ?

 

D.P. : Votre interprétation est tout à fait correcte. Ma génération a grandi, tout comme celles d’avant, sans Internet. Il était très difficile de trouver des modèles positifs auxquels s’identifier, tout comme il était impossible pour la plupart des ados que nous étions d’échanger avec d’autres jeunes LGBT. Quand j’ai vu la première vidéo, je me suis dit que cela m’aurait fait énormément de bien à l’époque. J’ai choisi ces vidéos parce que je me reconnais dans tous ces jeunes gens. Je pensais exactement les mêmes choses quand j’étais adolescent, je me posais les mêmes questions.

 

A.P. : Une partie de la fin du film monte successivement des coming out trans, c’est-à-dire de personnes qui déclarent que leur genre assigné à la naissance n’est pas celui dans lequel elles se reconnaissent. Vous n’avez pas disséminé ce type de coming out dans le film, et avez placé cette partie après une dizaine de vidéos de coming out qui concernent l’orientation sexuelle et non l’identité de genre. Comment avez-vous opéré ce choix de montage ? Est-ce un souci de didactisme, pour les personnes non concernées ? Vous avez choisi, parfois, de monter des images des personnes avant et après leur transition (on voit par exemple des photos de Cole lorsqu’il était petit, dans un corps de petite fille, puis une vidéo de lui après avoir probablement suivi un traitement hormonal). Ces éléments étaient-ils disponibles sur Internet ou est-ce les personnes qui vous les ont transmis directement ?

 

D.P. : Tout à fait, je voulais faire un film didactique, qui puisse être diffusé pour le plus grand nombre, également pour des personnes qui ne sont pas du tout sensibilisées au sujet. Il était important de différencier orientation sexuelle et identité de genre, qu’il y ait le moins de confusion pour le spectateur. C’est aussi le souhait de Cole dans le film, qui a insisté pour que l’on montre des photos de sa transition, dans le but de bien expliquer et être le plus clair possible. D’autres personnes trans n’aiment pas qu’on montre les photos d’elles avant leur transition, mais Cole trouvait cela important.

 

A.P. : Un passage du film, la 12ème vidéo, celle d’Artem, un jeune violoniste russe résidant au Canada, me semble formuler une sorte de statement du film. Je cite ici les sous-titres français : « Nous ne faisons pas notre coming out pour que les hétéros le sachent. Ni les croyants. Ni ceux qui nous haïssent. Nous faisons le plus de bruit possible pour que les personnes comme nous, qui ont peur et qui ne peuvent pas être elles-mêmes, sachent qu’elles ne sont pas une erreur, qu’elles ne sont pas seules ». Ici il me semble que nous pouvons parler d’une coïncidence entre les objectifs des filmeur.se.s et les vôtres. Qu’en pensez-vous ?

 

D.P. : Tout à fait, Artem résume parfaitement le propos du film. Dans un précédent montage, je concluais le film par Artem, cela fonctionnait très bien, mais j’ai décidé de changer l’ordre des séquences, car c’était un peu trop solennel, un peu trop dur, et je voulais faire un film doux, plein d’espoir.

 

A.P. : A qui et pour quoi votre film était-il destiné ?

 

D.P. : J’aurais envie de dire: à tout le monde ! Quand a germé l’idée du film, je pensais à ces jeunes. Certains se sentent perdus. Je pensais également à leurs parents. Quelques collègues et des amis ont eu l’honnêteté de me dire qu’ils ne savaient pas comment ils réagiraient si leur enfant leur annonçait être homo ou trans. Je parle pourtant de gens qui vivent en 2020, dans un milieu très urbain et qui sont plutôt progressistes… Mais voilà, les parents -en tout cas les parents hétéros-ont toujours autant de difficulté à imaginer leur enfant différent. Certains ont peur de ne pas être à la hauteur si leur enfant fait un coming out. Je n’ai pas de parcours militant politique ou associatif, mais ce film est ma petite contribution pour aider à faire bouger les lignes. Je veux susciter une prise de conscience chez les parents : votre enfant est peut-être gay, lesbienne, bi ou trans et vous l’ignorez. Vous ne l’avez pas choisi, mais votre enfant ne l’a pas choisi non plus. Ce n’est ni bien ni mal, c’est juste comme ça. Luke, un des jeunes Anglais du film, rétorque quand on lui affirme qu’il a choisi d’être gay :  » Et vous, quand avez-vous choisi d’être hétéro ? « . C’est très juste de renverser la question. Personne ne choisit son identité de genre ou son orientation sexuelle. Si les parents étaient préparés à cette éventualité, les choses seraient peut-être plus faciles. Le taux de suicide des jeunes LGBT est important, le nombre de jeunes mis à la porte aussi. C’est la raison d’être de ce film, il reste beaucoup de travail à faire…

 

A.P. : Quel a été l’accueil, la réception du film dans les salles, dans la presse, en France et à l’étranger ?

 

D.P. : À la suite d’une projection dans un festival, plusieurs personnes sont venues me dire à quel point le film les avait touchées et fait réfléchir en tant que parents sur la façon dont ils réagiraient dans cette situation. Ces personnes m’ont dit qu’elles pensaient avoir avancé là-dessus. C’est exactement le but recherché: faire bouger les lignes, que des parents ne tombent plus dans les pommes quand leur enfant leur annonce qu’il est L, G, B ou T. J’ai présenté le film dans de nombreux festivals et le film a été très bien reçu. Il y a également encore aujourd’hui des projections dans des établissements scolaires (collèges et lycées).

 

[Cet entretien s’est déroulé par échange de courriels en Février 2020.]